CHAPITRE PREMIER

 

A vrai dire la « Nef de Bronze » ne devait certainement pas être construite de cet archaïque métal, mais elle en offrait tellement l’apparence et la couleur que ceux qui assistèrent à son atterrissage ne pouvaient que la baptiser ainsi. La forme de l’engin était également déroutante, avec son corps cylindrique et ses appendices divergents, pourtant le Cosmos sait que sur un astroport-frontière comme Transit IV on voit des vaisseaux de tous modèles, depuis les rafiots des prospecteurs jusqu’aux étincelants astroliners en passant par les cargos géants, les noires sphères de la Sécurité Interstellaire ou les luxueux yachts privés. Toutefois ce qui n’était que simple étonnement au sein du personnel de terrain flânant aux abords de la piste se traduisait en ferme irritation chez le commandant N’Garoo — ce digne officier des Forces Spatiales fulminait derrière les hauts vitrages de la tour.

—      Je n’arriverai jamais à m’y faire! Ce... ce vaisseau n’a même pas demandé l’autorisation d’atterrir! S’est-il seulement annoncé?

Le contrôleur adjoint détourna de ses écrans un regard empreint d’une légère lassitude.

—      Non. A quoi bon puisqu’il dispose de ses propres antigravs et n’a pas besoin de l’aide de la grille pour se poser?

—      Et si une autre nef s’était présentée au même moment? C’est une grave faute de discipline! Oh je sais que vous allez me répondre que les plates-formes de la périphérie ne dépendent pas des Forces Spatiales, qu’ici tout se passe à la bonne franquette, mais je n’arrive pas à m’habituer à un tel laisser-aller. N’importe qui s’amène de n’importe où pour se poser en plein milieu de la piste sans même demander si elle est libre! Et qu’est-ce que c’est que cette drôle de baille, d’abord, je n’ai jamais vu la pareille?

—      Moi non plus, Commandant. En tout cas il y a quelqu’un qui vient d’en sortir et qui se dirige vers nous. Il satisfera peut-être votre curiosité.

—      Comment peut-être? J’ai le droit de poser les questions que j’estime nécessaires et pour commencer j’ordonnerai à ce navigateur de ranger immédiatement sa nef sur l’aire de parcage. Ce n’est pas une raison parce que le quartier résidentiel de T IV n’est qu’un vaste bordel pour qu’il en aille de même sur mon port!

—      Les plates-formes de transit de la périphérie jouissent d’un statut d’indépendance particulier, je ne cesse de vous le rappeler depuis que vous avez été affecté parmi nous, la grande majorité de nos visiteurs se compose de prospecteurs, des types qui font escale ici pour dépenser en quelques jours les crédits gagnés pendant des mois ou des années de dur travail. Le bordel dont vous parlez est leur paradis et ils savent que les portes leur en sont toujours grandes ouvertes. Du reste, nous ne sommes pas des membres de la police et nous n’avons pas à savoir qui ils sont... Quant au problème d’encombrement de la piste, ajouta le contrôleur avec un léger sourire, je crois qu’il est en train de se résoudre de lui-même, le sas s’est refermé et l’engin décolle.

N’Garoo se retourna vers la baie, constata que son camarade avait raison, la nef de bronze était déjà en train de s’animer, elle s’élevait lentement tandis que les deux tripodes d’atterrissage se repliaient pour réintégrer leur logement, accélérait verticalement de plus en plus jusqu’à n’être bientôt qu’un simple point dans l’azur verdâtre du ciel.

—      Elle n’a fait que déposer un passager. C’était une raison supplémentaire pour négliger les formalités habituelles dans le monde civilisé, conclut le contrôleur en rabaissant son regard sur la petite silhouette qui continuait à approcher d’un pas tranquille, son sac de voyage à la main. Tout était donc de nouveau en ordre, mais le calme n’en était pas encore pour autant revenu dans l’humeur du commandant.

—      Puisqu’il vient tout droit ici, grogna-t-il, je vais lui dire deux mots. Touriste ou pas, ça ne lui fera pas de mal d’apprendre qu’un astroport n’est pas un jardin public !

Sans daigner remarquer le haussement d’épaules du contrôleur, N’Garoo s’engouffra dans le puits de descente antigravitique jusqu’à son bureau situé dans le soubassement et, bras croisés dans une attitude autoritaire fixa le voyageur qui émergeait sur le perron et franchissait l’entrée grande ouverte. Au sortir de l’intense lumière du dehors, l’inconnu vêtu d’une stricte combinaison verte et d’un serre-tête de la même teinte, s’arrêta une seconde pour adapter ses rétines à la semi-pénombre de la pièce, posa son sac sur un proche siège en poussant un soupir de soulagement, repéra enfin le commandant à quelques pas.

—      Je serais curieux d’apprendre... attaqua celui-ci.

Le reste de la phrase demeura en suspens. L’arrivant venait d’ôter son casque et, secouant la tête, libérait une abondante chevelure d’un blond cendré et lumineux dont les ondes lustrées cascadèrent sur ses épaules. Il, ou plus exactement elle, entreprit ensuite de dégager le col trop serré de sa combinaison, révélant ainsi la naissance d’une gorge qui n’avait rien de masculin, dédia à l’officier un sourire encadré de deux adorables fossettes.

—      Ouf! Je respire mieux. Il fait si chaud sur la piste...

—      Je... Oui, n’est-ce pas? L’été est parfois pénible sur cette planète quasi désertique, mais les soirées sont plus fraîches...

C’était là une phrase qui manquait totalement d’originalité, mais il faut reconnaître à la décharge de N’Garoo qu’il venait de subir un véritable choc. S’attendre à voir apparaître un vieux prospecteur hargneux, se préparer à lui adresser une semonce bien méritée et se trouver devant une jeune femme aussi jolie et séduisante... Il se reprit d’ailleurs avec une louable rapidité, se précipita pour avancer un fauteuil.

—      Je suis navré de vous recevoir aussi mal, s’exclama-t-il, et je suis impardonnable de vous avoir laissée traverser la piste toute seule avec votre bagage! Je vais faire apporter immédiatement une boisson fraîche pour vous faire oublier cette épreuve...

La jeune femme accepta sans se faire prier puis, reposant le verre, leva vers lui le pétillement doré de ses yeux noisette.

—      Je suis bien sur T IV, n’est-ce pas? s’enquit-elle.

—      Mais bien sûr! Vous n’en étiez pas certaine? Vous venez sans doute de loin...

—      Oui, si on veut... Quelque part par là-bas. Je ne suis pas navigatrice de profession, vous comprenez, juste une voyageuse déposée au passage. Mon nom est Shô’ounh — simplement Shô pour mes amis.

—      Vous êtes étrangère?

—      Ça se voit tant que ça? Il n’y a pas longtemps que j’ai appris votre langue et je fais sûrement de grosses fautes.

—      Pas du tout. Vous parlez parfaitement, seulement une pointe d’accent, mais ça vous donne un charme de plus...

—      Vous êtes très gentil. Puis-je profiter de votre bon vouloir pour vous demander un renseignement?

—      Tout ce que vous voudrez, Madame.

—      Pas madame, je vous en prie, seulement Shô. Je voudrais savoir où se trouvent les bureaux de l’agent du... Kraft Holding Trust Limited, acheva-t-elle en s’appliquant à bien prononcer les syllabes rugueuses.

—      Le Kraft? Rien de plus facile, c’est juste au centre de la cité résidentielle. Nous allons appeler un glisseur-taxi, il vous y conduira en quelques minutes.

—      Oh non, pas un taxi, je vous prie! J’ai vu pendant l’atterrissage que les maisons ne sont pas très loin, je ferai le chemin à pied. Précisez-moi seulement l’emplacement de cette agence.

—      A pied, avec cette chaleur et en portant votre valise par-dessus le marché! Vous regretteriez vite votre fantaisie.

—      Ce n’en est pas une, vous savez, je crois savoir que les taxis ne sont pas gratuits et qu’il faut leur donner quelque chose que vous appelez des crédits. Ce que j’apporte avec moi me permettra sûrement de m’en procurer, mais pour le moment, je n’en ai pas un seul, ça n’existe pas dans mon pays. Ne vous inquiétez pas pour moi, je suis bonne marcheuse.

Naturellement, le commandant ne voulut rien savoir, le charme de la jeune femme avait agi sur lui au point qu’il était presque prêt à l’emmener lui-même là où elle voudrait aller. Toutefois il se souvint à temps qu’il était de service et il y avait trop peu de temps qu’il avait quitté les Forces pour s’être suffisamment libéré des impératifs de la sacro-sainte discipline. Néanmoins il insista pour appeler le glisseur et régler lui-même le montant de la course, geste dont Shô le récompensa par un éblouissant sourire. Après quoi, tout rêveur, il remonta au sommet de la tour.

—      Alors, Commandant? fit aimablement le contrôleur. Vous avez réprimandé ce fantaisiste et sauvé l’honneur de la corporation?

—      Non. A la réflexion, j’ai jugé préférable d’être poli. Vous comprenez, c’était une femme.

—      Ah oui? Jeune et jolie, sans doute?

—      Peuh!... Les cheveux ne sont pas mal, les yeux aussi...

—      Sans compter le reste, je vois ça d’ici. Une nouvelle recrue pour les hospitalières maisons de la ville?

—      Elle n’a pas le genre. Elle voulait seulement que je lui donne l’adresse de l’agent du Kraft. Elle a sans doute une affaire à discuter avec le Trust.

—      Et vous ne vous êtes pas précipité pour l’y conduire vous-même après lui avoir offert un déjeuner dans un bon restaurant et fixé un rendez-vous pour la soirée comme il se doit?

—      M’absenter pendant mes heures de quart, y pensez-vous? Il y a des taxis à l’astrogare.

Le contrôleur fixa longuement N’Garoo en hochant la tête.

—      De deux choses l’une, murmura-t-il. Ou bien elle n’était pas si jolie que ça, ou bien je commence à croire que vous ne vous adapterez jamais aux mœurs d’une station-frontière...

***

Le Kraft Holding Trust Limited formait de loin le plus important des cartels industriels et commerciaux de la Fédération des Planètes Unies. Son activité couvrait toutes les principales branches de la production et de la distribution et ses investissements s’étendaient sur beaucoup plus de domaines que les non-initiés n’eussent pu le supposer; c’était une véritable puissance, même au regard du Gouvernement Fédéral. Comme la plupart des gisements minéralogiques situés au-delà de la Périphérie lui appartenaient et que les autres étaient soumis aux cours imposés par le Trust, ses agents en poste sur les planètes de transit où convergeaient tous les réseaux de prospection extérieure étaient donc de très importants personnages, et Shô, lorsque le glisseur la déposa à son but, pouvait à bon droit s’attendre à voir se dresser devant elle un imposant building vibrant d’activité. Si telle était l’image qu’elle avait conçue, la réalité dut la décevoir, l’immeuble n’avait pas plus de deux étages et, à côté des somptueux édifices du centre de la cité résidentielle, faisait presque figure de parent pauvre. Cependant le sigle de la firme était bien là et, empoignant sa valise, la jeune femme remercia chaleureusement son conducteur, franchit le seuil.

Suivant l’usage courant chez les bureaucrates chargés des hautes fonctions de réceptionnistes, le jeune homme qui se trouvait derrière le comptoir s’absorba dans son travail dès que la porte s’ouvrit et mit deux longues minutes avant de daigner relever la tête. Mais quand il l’eut fait et que son regard eut parcouru du haut en bas la séduisante silhouette de la visiteuse, son attitude changea du tout au tout et il alla même jusqu’à se soulever de son siège pour l’accueillir.

—      Bonjour, Madame! Que puis-je pour vous?

—      Bonjour, Monsieur. Je désirerais être reçue par le directeur de l’agence.

—      Par Monsieur Sze-Lin lui-même? C’est qu’il est très occupé... Si vous me disiez la raison de votre visite?

—      Excusez-moi mais il s’agit d’une chose d’une très grande importance, répondit-elle en accentuant les syllabes. Ne croyez pas que je refuse de me confier à vous, cependant comme en définitive lui seul sera sans doute à même de décider des réponses que j’attends, nous gagnerions du temps si vous m’obteniez une entrevue.

Le sourire qui accompagnait ses paroles était trop irrésistible pour que le secrétaire tente plus longtemps de faire barrage. Il se pencha sur l’intercom, discuta un moment d’une voix persuasive, se redressa d’un air victorieux.

—      Nous avons de la chance, Madame, le directeur accepte de vous consacrer quelques instants. Veuillez me suivre.

La grande pièce réservée à l’agent du Kraft occupait la majeure partie du premier étage. Quand la double porte livra passage à Shô toujours chargée de son encombrant bagage, Sze-Lin en personne l’attendait, debout au centre, la fixant de ses petits yeux brillants et obliques où, malgré l’héréditaire impassibilité courtoise de sa race, une lueur d’étonnement pouvait se lire. Lui aussi, comme son employé ou comme le commandant de l’astroport, voyait plus souvent passer devant lui de rudes prospecteurs que de jolies filles, et il se demandait ce que celle-ci pouvait bien attendre de la part du représentant d’une firme multiplanétaire à l’échelle galactique. Il s’inclina poliment.

—      Vous êtes bien le directeur de l’agence locale du Trust? interrogea la jeune femme avec gravité.

—      Assurément. Puis-je vous demander d’aborder immédiatement le sujet qui vous amène? Mes occupations sont très astreignantes...

—      Je n’ai pas l’intention de vous faire perdre un temps que je devine précieux. Permettez-moi tout d’abord de vous présenter une chose qui, je , l’espère, devrait vous intéresser.

Elle se pencha sur son sac de voyage, l’ouvrit, en retira un objet emmailloté dans un carré d’étoffe qu’elle déplia, puis, avec un visible effort qui faisait blanchir les jointures de ses doigts, le déposa sur un proche guéridon où le rayonnement du soleil passant au travers de la baie voisine le fit aussitôt étinceler d’un ardent reflet. Sze-Lin, les sourcils imperceptiblement froncés, s’approcha pour le considérer avec attention. C’était une merveilleuse figurine moulée dans un métal blanc légèrement doré : un oiseau dressé sur un socle, les ailes à demi déployées comme s’il allait prendre son essor, le cou tendu vers le ciel et tenant dans son bec une fleur analogue à une ancolie ouvrant ses pétales en éperons. Tout l’ensemble était ciselé avec une finesse extrême, les ongles et les minuscules écailles des pattes, les plumes, les barbes les plus délicates des rémiges, la petite huppe qui couronnait la tête de l’oiseau, la corolle de la fleur; c’était une œuvre d’art d’une exceptionnelle perfection.

—      C’est vraiment très beau, murmura l'agent en hochant la tête. Mais j’ai peur que vous ne vous soyez trompée d’adresse en m’apportant ceci. Ma firme ne s’intéresse guère à ce genre d’objets et quant à moi, je crains que sa valeur ne dépasse mes modestes moyens. Je puis vous indiquer près d’ici un magasin qui sera certainement intéressé...

—      Oh, il n'est pas à vendre! émit Shô avec un rire musical, ce n'est qu'un échantillon. Ce n’est pas pour sa valeur artistique que je vous l’ai amené, elle n’est qu’un à-côté. Il n’a été conçu et exécuté sous cette forme que parce qu’elle offre une grande complexité. Ce qui compte en réalité, c’est le métal employé. Voulez-vous essayer de le soulever?

Obéissant à la suggestion, Sze-Lin enveloppa le socle de ses doigts minces et nerveux, accentua son froncement de sourcils lorsqu’il constata qu’il devait raidir ses muscles pour que l’oiseau accepte de quitter le guéridon.

—      Bigre, il est lourd ! Ce serait de l’or massif? De l’or gris?

—      Vous n’y êtes pas. Si ce n’était que de l’or il serait plus léger.

—      Du platine?

—      Franchissez encore une case dans l’échelle des métaux. La densité du platine n’est que de 21,4, celle de ce métal atteint 22,5. C’est de l’osmium.

—      De l’osmium! répéta l’agent d’un ton incrédule. Vous vous moquez de moi. L’osmium est un métal dur et cassant, impossible à travailler et c’est d’ailleurs bien dommage, car sa température de fusion est de deux mille sept cents degrés alors que le platine atteint seulement mille sept cent cinquante-cinq. Personne ne serait capable de mouler ou de ciseler de l’osmium pour obtenir un tel résultat.

—      Et pourtant ceux qui m’envoient y sont arrivés et c’est bien pour le prouver qu’ils se sont plu à le modeler de pareille façon. Admirez la minceur des pattes supportant la masse du corps, la finesse des plumes ou la quasi-transparence des pétales de la fleur. Voilà ce que l’on peut faire d’un métal privé de ductilité et de malléabilité quand on connaît la technique. Quant à être cassant...

Shô empoigna la lourde figurine, l’éleva à bout de bras, ouvrit les mains, tandis que l’agent du Kraft étouffait une exclamation de crainte en voyant l’oiseau heurter le dallage avec un choc si violent qu’une longue fêlure apparut sur le marbre poli.

—      Je m’excuse, s’écria la jeune femme avec un air contrit. Je ne voulais pas faire des dégâts...

Il ne l’écoutait pas, se précipitait pour ramasser l’oiseau, le considérait avec stupéfaction. Il l’avait vu basculer pendant sa chute, heurter le marbre en plein avec son bec enserrant la fleur fragile et cependant il était absolument intact. Même la fine et tremblante corolle ne présentait pas la moindre ébréchure. Avec un involontaire soupir, il reposa délicatement l’oiseau sur le guéridon, se retourna vers sa visiteuse dont l’adorable sourire s’était accentué.

—      Même si c’était de l’acier à haute résistance, il se serait cassé... fit-il lentement. Je ne comprends pas.

—      C’est de l’osmium, je vous le répète, et il est absolument pur, sans aucun alliage. Monsieur Sze-Lin, je suppose qu’en votre qualité d’agent d’un très important groupement industriel, vous possédez ici un laboratoire qui vous permet d’analyser les échantillons apportés par les prospecteurs? Soumettez-lui cette figurine et n’ayez pas peur de l’abîmer au cours du processus. Encore une fois ce n’est qu’un objet de démonstration et non une œuvre d’art, en ce qui nous concerne tout au moins. Mais déjà son poids seul doit vous prouver que je dis la vérité. Aucun autre métal n’atteint une pareille densité à part l’iridium et ce dernier n’aurait pas résisté au choc que je viens de lui faire subir.

L’agent du Kraft soupesa à nouveau la statuette puis, saisissant d’une main la fleur, exerça une pression de plus en plus forte pour essayer de la séparer du bec de l’oiseau, quitte à rompre la tige, mais tous ses efforts furent inutiles. Il ne réussit même pas à courber le mince fil brillant.

—      Je commence à vous croire, murmura-t-il. En tout cas ce matériau, quelle qu’en soit la nature, présente d’incroyables qualités de résistance. Acceptez-vous vraiment que les spécialistes du labo procèdent à une analyse poussée? Je leur recommanderai de le détériorer le moins possible.

—      Je ne l’ai apporté que dans la seule intention de vous le donner. Il est à vous.

—      Dans ce cas, asseyez-vous et prenez patience, je tâcherai de ne pas en abuser.

Sze-Lin disparut par une porte latérale en emportant la figurine et Shô demeura seule, contemplant d’un regard songeur le spectacle hétéroclite de la foule qui emplissait la place au-dessous de la baie. Moins d’un quart d’heure plus tard, l’agent était de retour.

—      Les premiers résultats sont positifs, chère Madame, annonça-t-il. C’est bien de l’osmium. Toutefois l’opinion de mes collaborateurs ne fait que confirmer en l’amplifiant l’étonnement que j’ai éprouvé moi-même : comment a-t-on pu travailler de pareille façon ce métal? Jusqu’à présent, personne n’a jamais réussi à le rendre utilisable pour la métallurgie, il est bien trop cassant pour être façonné, même à très haute température. Quel procédé a-t-on mis en œuvre?

—      Une technique très particulière. Vous désirez la connaître?

—      Certainement! Bien que l’osmium n’existe en général qu’en quantités relativement réduites dans la mine des platinoïdes, il serait avantageux de pouvoir l’utiliser dans la fabrication des coques d’astronef, par exemple. Son extrême dureté et son point de fusion très élevé les rendraient vraiment indestructibles. On pourrait aussi augmenter considérablement le rendement des machines-outils et il y a sans doute bien d’autres usages qui ne me viennent pas à l’esprit pour le moment. Quant au métal lui-même et puisque vous êtes arrivés à le domestiquer si j’ose dire, vous en avez peut-être découvert quelque part d’abondants gisements?

—      Ce gisement existe en effet, mais ce n’est qu’un aspect secondaire de la mission dont je suis chargée. Le know-how de la métallurgie de l’osmium est le sujet principal de mon voyage. Êtes-vous disposé à l’acquérir?

—      Je vous ai dit que j’étais intéressé, très intéressé même... Bien entendu, c’est à la haute direction du Trust de prendre les décisions finales, je crois cependant pouvoir affirmer dès maintenant qu’elles ne vous décevront pas. Je vais faire mon rapport dès aujourd’hui mais, pour le compléter, je voudrais que vous me donniez quelques détails supplémentaires. Le procédé que vous détenez est-il basé uniquement sur des méthodes physiques ou fait-il appel à certains catalyseurs spéciaux?

—      Je n’en sais rien, je ne suis pas technicienne.

—      Ah! vous vous occupez uniquement du contrat... La planète où se situe votre exploitation est très éloignée?

—      Moyennement.

—      Dans quel secteur se situe-t-elle?

—      Je n’en sais rien non plus. Je ne suis pas davantage navigatrice que métallurgiste.

—      Je vois... Vous tenez à garder le secret.

—      Non. Je suis sincère. Je suis réellement incapable de vous dire ce que j’ignore. Le vaisseau qui m’a amenée ici est reparti aussitôt après m’avoir déposée. Ne comptez donc pas sur son pilote pour vous renseigner mieux que moi.

—      Mais enfin, madame Shô’ounh, quel est votre véritable but? Vous surgissez de l’espace, vous m’apportez un objet qui révèle une technique inconnue que je désire acquérir et vous n’êtes pas capable de me dire qui détient cette technique et où il se trouve. Comment voulez-vous que nous arrivions à nous entendre?

—      Très simplement. Vous êtes un agent en place ici, sur TIV, mais votre Trust doit posséder aussi des agents itinérants. Demandez à votre direction que l’un d’entre eux vienne ici, se pose sur l’astroport et m’embarque à son bord. Quand nous aurons décollé je lui fournirai les directives nécessaires pour se rendre sur un point intermédiaire où il rencontrera les personnes capables de répondre à toutes ses questions et de discuter avec lui les éléments du marché. Tel est le rôle qui m’a été confié, celui d’un guide, mais pour tout ce qui concerne les formules et leur valeur marchande, je suis hors de mon domaine. Ce sera l’affaire de vos spécialistes et des miennes.

—      Des miennes?

—      Des miens, si vous voulez.

—      Vous voyez bien en tout cas que vous connaissez l’emplacement de la planète dont vous venez, puisque vous saurez l’indiquer au pilote du Kraft.

—      Je n’ai pas parlé de la planète, mais d’un point intermédiaire. C’est le seul dont je connaisse effectivement les coordonnées, mais je ne les donnerai qu’au commandant du vaisseau qui m’y amènera. Ne cherchez pas à me les extorquer maintenant par la force ou la persuasion, elles vous seraient complètement inutiles, car si quelqu’un tentait d’y aller sans moi, il ne trouverait personne à l’atterrissage et son voyage n’aurait servi à rien.

Sze-Lin demeura un long moment silencieux, étudiant le souriant visage de la visiteuse. Finalement il haussa les épaules.

—      Je comprends... Ceux qui vous envoient sont vraiment très forts. Ils vous ont donné un échantillon d’une technique que nous ne pouvions que désirer acquérir, mais ils ont choisi pour nous contacter une charmante personne qui ne savait rien de cette technique, ni du lieu où elle a été mise au point, de façon à être sûrs que le secret ne serait pas trahi trop tôt. Conférence en terrain neutre, par conséquent?

—      C’est bien cela.

—      Et si nous refusons, votre nef reviendra vous chercher?

—      Non. Si vous n’acceptez pas ma proposition, personne ne viendra me récupérer, je n’ai personnellement aucune valeur, surtout après un échec. Je n’aurais plus qu’à chercher du travail ici pour gagner ma vie.

—      Séduisante comme vous l’êtes, ce ne serait pas difficile... Mais j’espère bien que vous n’en arriverez pas là et je vais faire tout mon possible pour que vos conditions soient acceptées. Elles ne sont d’ailleurs pas tellement exorbitantes en regard de ce que représenterait pour nous le know-how de l’usinage de l’osmium. Cependant, ajouta l’agent en jetant un coup d’œil sur l’un des chronographes fixés au mur, il vous faudra attendre pas mal d’heures avant d’être fixée. Il y a un important décalage horaire avec le méridien de la planète où se trouve la haute direction du Trust et tout le monde dort là-bas. Je vous conseille d’aller vous installer tranquillement dans un hôtel, le Juno par exemple; c’est à peu près le seul où vous ne risquez pas d’être importunée par la clientèle particulière de T IV. Je vous y rappellerai demain aussitôt que j’aurai la réponse.

—      Je ne puis pas rester ici, dans un petit coin de vos bureaux?

—      Sûrement pas. Nos heures de travail se terminent bientôt et tout sera fermé. Quelle drôle de question !

—      C’est simplement parce que l’hôtel n’est pas gratuit... Il faut ce que vous appelez des crédits et je ne possède rien qui y ressemble. Mais j’ai quelques bijoux que je pourrais peut-être vendre?...

Elle paraissait tellement vulnérable en dépit de son attirante beauté, tellement perdue dans cet univers sans lois d’une station-frontière que, malgré sa réputation d’être implacable en affaires, Sze-Lin en fut tout attendri. Masquant le trouble sensuel qui s’emparait de lui, il revint vers son bureau, ouvrit un tiroir.

—      Ne vous inquiétez plus. Je vais rompre avec toutes mes règles professionnelles, je vais vous consentir une avance sur un contrat qui n’existe pas encore et qui sera de toute façon signé par un autre que moi. Prenez cette carte. Son chiffre est largement suffisant pour couvrir toutes vos dépenses pendant le temps qu’il faudra. Je me ferai rembourser ensuite. Le Juno est au bout de la rue de droite, à cinq cents mètres d’ici. Recommandez-vous de moi, prenez un appartement convenable et évitez d’en sortir, vous risqueriez trop facilement de faire de mauvaises rencontres. Je vous tiendrai au courant demain...

Quand Shô l’eut quitté en portant son sac considérablement allégé, Sze-Lin demeura longtemps immobile, humant rêveusement le frais parfum qui s’attardait dans la pièce. Enfin il se secoua, repassa la porte qui conduisait vers le laboratoire où il fut accueilli par un chimiste radieux.

—      C’est vraiment formidable, patron! L’objet tout entier est effectivement composé d’osmium pur jusqu’à la huitième décimale et pourtant quelqu’un a réussi à le travailler et lui imposer des formes aussi impossiblement complexes sans rien lui faire perdre de ses qualités mécaniques ou thermiques! Vous vous rendez compte de ce que cela pourrait donner industriellement? Une coque d’astronef en plato-osmium : le métal le plus dur de la Galaxie!...

—      Je connais un autre métal encore plus dur, murmura l’agent, et c’est à lui que je vais avoir affaire cette nuit. Ce très beau et très redoutable bloc de diamant glacé qui se nomme Sandra... Heureusement que je ne la verrai et ne l’entendrai qu’au travers d’un écran tridi à longue distance.

—      Je vous laisse très volontiers l’honneur d’une interview avec notre réfrigérante P.D.G., patron mais elle devrait être enchantée d’apprendre qu’on nous offre un pareil trésor.

—      Oh, ce n’est pas l’objet du marché lui-même qui m’inquiète, ce sont seulement les préalables exigés au contrat. Je ne sais pas si vous réalisez bien ce que cela signifie, mais je vais être obligé de dicter des conditions à Sandra...

Sans un mot de plus, Sze-Lin se détourna pour regagner son bureau tandis que, avec un hochement de tête compréhensif, le chimiste le suivait d’un regard apitoyé.